A 63 ans, Akissi Delta, de son vrai nom Akissi Delphine Loukou, réalisatrice des séries télévisées «Ma famille» et «Ma grande famille », a été fortement éprouvée par les décès successifs de certains de ses acteurs. 14 au total. Dans cet entretien exclusif, elle raconte ses peines, ses regrets et ses espoirs. Interview.
Marie-Louise Asseu, Angeline Nadié, Marie-Laure, Djangoné, Tatiana de Mackensira… et tout récemment Kouadio. Quel impact la disparition de vos acteurs a sur votre travail en tant que réalisatrice ?
Je suis très abattue, comme vous le constatez. Cette épreuve devient trop lourde pour moi. Lorsqu’un de mes acteurs décède, c’est une partie de moi qui s’arrache parce que j’ai un lien affectif et particulier avec chacun d’eux. C’est aussi tout un grand bouleversement dans le travail. Kouadio qui vient de s’en aller (le 9 juin 2023 Ndlr), par exemple, était mon oncle et mon plus proche collaborateur. Disons, mon homme de main. Il faisait presque tout pour moi. Hormis son rôle d’acteur, il assurait toute la partie administrative et financière dans la gestion de l’équipe. Vous pouvez imaginer à quel point cette perte m’affecte.
Quelle incidence sur la série ‘’Ma grande famille’’ ?
L’impact sur le projet est terrible. Les difficultés ont commencé avec le décès de Marie-Louise Asseu (le 7 décembre 2016, Ndlr). Sa disparition a fortement perturbé les scénarios et les tournages parce que dans ‘’Ma grande famille’’, elle avait un grand rôle, contrairement à ‘’Ma famille’’ où elle n’était que guest-star. Son passage avait tellement été apprécié que pour ‘’Ma grande famille’’, j’ai dû écrire sur mesure pour elle avec un rôle clé. Mais elle n’a tourné qu’une semaine avant de mourir. Le film fait 461 épisodes et un épisode fait 26 pages. Calculez le nombre de pages que j’ai écrites. Marie Louise avait, à elle seule, près de 1 000 pages à jouer. Elle n’en a joué qu’une petite centaine et elle est décédée. Vous imaginez tout le désordre que cela a causé. L’écriture des scénarios m’a pris pourtant quatre années. J’ai dû refaire tout le boulot, créer de nouveaux scénarios avec de nouvelles personnes qu’il fallait trouver rapidement puisque le tournage avait déjà commencé. Pour vous montrer à quel point la disparition d’un acteur peut bouleverser tout un projet cinématographique. Puisque je connais bien les acteurs, j’écris sur mesure pour chacun d’eux afin que leur jeu soit le plus naturel possible. Ce qui fait qu’il est difficile de les remplacer quand on commence le tournage. Actuellement, il reste encore 60 épisodes à tourner. C’est pourquoi quand j’entends des gens raconter des méchancetés à mon sujet chaque fois qu’un de mes acteurs meurt, ça me déchire le cœur.
Que disent les gens sur vous ?
Vous n’entendez pas ce qui se dit sur moi ? Eh bien, des gens m’accusent d’être à l’origine de la mort des acteurs de la série qui sont décédés. Par des pratiques occultes. Cette idée a recommencé à se répandre depuis la mort de Kouadio. Et ce sont mes frères ivoiriens qui s’adonnent à ces accusions gratuites. Ça me blesse mais cela me fait surtout honte, parce qu’il faut être vraiment idiot pour réfléchir ainsi. Je voudrais profiter de votre tribune pour répondre un tant soit peu à ces gens : Qu’est-ce que vous avez au juste ? Comment une personne normale peut vouloir la mort de quelqu’un qui lui est utile ? Dans quel but ? Dans ce métier du cinéma, tout réalisateur a besoin de talents pour réussir son projet. Alors, on recherche les talents. Et quand on en trouve, l’idée de les perdre ou ne serait-ce qu’ils aient une indisponibilité ne peut même pas effleurer ton esprit. C’est pourquoi je me suis battue comme je pouvais pour sauver les autres qui nous ont quittés, malheureusement. Ce qui me fait le plus mal, c’est que lorsque les gens racontent ces conneries sur moi, certains acteurs et les parents des disparus qui savent bien de quoi ces derniers sont décédés et tous les efforts que j’ai déployés pour les sauver, ne disent rien. Je crois que je vais désormais porter plainte si j’entends quelqu’un dire ce genre de choses à mon sujet.
Vous sentez-vous trahie ?
Honnêtement oui. Mais pas par tout le monde, parce qu’il y en a quand même qui me défendent et me soutiennent. J’ai consacré ma vie et tout ce que j’ai aux acteurs de ‘’Ma famille’’ parce que je voulais permettre à chacun d’eux de réaliser son rêve de devenir star et avoir une vie décente. J’ai pris soin d’eux comme je l’aurais fait pour les enfants que je n’ai pas eus. Je n’ai pas de vie à cause de ce projet. Et tous les comédiens le savent; ils savent que je n’ai rien et que je leur ai consacré ma vie et mes biens. Et donc, le moins qu’ils puissent faire pour moi en retour, c’est de me défendre lorsque les gens qui ne savent rien me dénigrent. Les parents de ceux qui sont décédés aussi savent de quoi ils sont morts, mais ils se taisent et cela contribue à enfler la polémique. C’est bien dommage. Je pense que pour tout ce que j’ai fait pour eux et pour mon pays, on ne devrait pas trainer mon nom dans la boue. Je mérite plutôt d’être honorée. C’est pour cela que je suis en train d’écrire mon livre dans lequel je dirai tout, sans tabou.
Dites-nous un peu…
Je suis en train de le finaliser et il sera publié incessamment. Dans ce livre, je raconte tout sur ma vie et mon expérience dans le cinéma, y compris tous ces décès. J’y relate tout, dans les moindres détails afin que tout le monde puisse bien comprendre les choses. Dans une interview, je ne peux pas tout dire. Le livre me permettra de le faire. Je parle de tous ceux qui m’ont fait du bien, mais également ceux qui m’ont fait du mal. Je dis la vérité sans voiler quoi que ce soit. Tous les secrets seront dévoilés. Même cette journée que je suis en train de passer avec vous, je la raconterai.
Qu’avez-vous fait pour aider les acteurs décédés à se remettre sur pied ?
Je ne suis pas Dieu, certes, mais je peux dire que j’ai contribué à rallonger la vie de certains d’entre eux. C’est le cas par exemple de Marie-Laure (décédée le 23 octobre 2011, Ndlr) et de Djangoné (le 2 août 2012, Ndlr). Ils étaient déjà très malades et vivaient dans leurs villages quand je suis allés les chercher pour tourner dans ‘’Ma famille’’. Arrivés à Abidjan, j’ai dû leur trouver des logements et payer leurs soins afin qu’ils se remettent sur pied avant de commencer à tourner. Il y en a qui avaient des maladies incurables qui allaient les emporter, si je ne les avais pas fait venir à Abidjan. Sur tout qu’ils n’avaient pas les moyens de se soigner. Je voudrais parler aussi du cas de Mamie (Angeline Nadié décédée le 17 juillet 2021 Ndlr). Elle souffrait d’un cancer qui s’est généralisé. Ceux qui regardent ‘’Ma grande famille’’ ont pu constater qu’elle perdait beaucoup de poids dans ses derniers jours. Je faisais tout pour la maintenir en vie avec mes propres moyens. Quand le cancer s’est déclenché, on avait annoncé son décès dans deux mois. Mais j’ai déployé tous les moyens que je pouvais; ce qui lui a permis de rester en vie pendant encore trois ans. Hassan Hayek m’a beaucoup soutenue dans cette épreuve. Dites-moi, quel réalisateur héberge et assure les soins de santé de ses acteurs comme je le fais ? Ce qui compte le plus pour moi, c’est de voir mes acteurs épanouis.
Après tout ce qui s’est passé, quels sont vos rapports avec vos acteurs ?
Tout le monde reconnaît que je suis la meilleure payeuse des acteurs de toute la région francophone. La paie des acteurs a pris tout l’argent que A+ m’a donné. Cela me plaît de fabriquer des stars et de les voir heureux. J’ai mis tous mes moyens à la disposition des acteurs et de leur épanouissement. Beaucoup ne sont pas reconnaissants, mais il y en a qui le sont. Digbeu Cravate et Gohou Michel, par exemple, m’ont offert un voyage en France dernièrement. Et ils sont en train de me préparer un autre voyage. Gohou m’a acheté une voiture, il y a longtemps, mais qui n’est plus fonctionnelle.
Ces difficultés que vous traversez vous donnent-elles envie d’arrêter ?
Je suis affectée par la méchanceté de certains Ivoiriens. Par leurs paroles blessantes et ingrates. A cause de ce fi lm, je n’ai pas de vie et je ne fais pratiquement pas de profit. Pour quelqu’un qui travaille aussi durement, je devais être soutenue par l’État. Je connais des femmes ici en Côte d’Ivoire qui ne font rien d’extraordinaire, même pas le quart de ce que j’ai fait pour le pays, mais qui reçoivent tous les soutiens et qui sont épanouies. Je suis dans le cinéma depuis 1977 et je suis la première réalisatrice de fiction en Côte d’Ivoire. Je me suis battue avec acharnement pour avoir le nom que j’ai. J’ai réalisé tout par moi-même pour pouvoir être fi ère de moi. Je voulais prouver aux gens que je ne suis certes pas allée à l’école mais que je suis capable de réaliser de grandes œuvres destinées aux intellectuels. Après tout ce que j’ai pu réaliser, je ne suis pas riche. Je n’ai jamais bénéficié financièrement de ‘’Ma famille’’. Je n’ai même pas de voiture actuellement. Même dans mon village à Dimbokro, je n’ai pas de maison. Je ne suis pas malheureuse pour autant. Parce que pour moi, ce qui comptait le plus, c’était de créer des stars et j’en ai créé beaucoup. Si les gens ne veulent pas me reconnaitre cela, qu’ils me laissent en paix. Quand on sacrifie les gens, c’est pour avoir de l’argent ! Mais moi qu’est-ce que j’ai ? Rien du tout, à part l’ingratitude des Ivoiriens. Je suis déjà très éprouvée comme ça, avec le problème sur mon terrain qui ne fi nit pas.
Justement, à propos de ce terrain, où en sommes- nous avec le dossier ?
Le terrain que j’ai acquis depuis 2006 devait servir à bâtir une université de cinéma en Côte d’Ivoire. Une autre partie allait servir à créer un espace de tournage et sur une autre partie j’allais construire ma maison. Aujourd’hui, le problème est toujours sur la table du gouvernement. Et je continue de louer un appartement. Ça me fait très mal. Pour ce que j’ai fait pour le cinéma ivoirien, l’État devrait me donner un espace pour exercer ce métier et m’épanouir. En temps normal, je ne devrais même pas être en train de lutter pour un terrain que j’ai acheté en plus. L’État lui-même devait m’en donner un, ne serait-ce que pour que je continue à exercer ce métier, et permettre au cinéma ivoirien d’aller plus loin, au-delà de nos frontières, et faire honneur à la Côte d’Ivoire. Si on ne peut pas me dire merci, qu’on ne m’arrache pas ce que j’ai souffert pour avoir ! Quand on voit les grands cinéastes des autres pays, on est fi er car ils reflètent leur statut. Mais moi, je suis la risée parce que je n’ai rien. Et le peu que j’ai encore, on veut me l’arracher. J’espère que cette affaire connaitra un dénouement juste, afin que je puisse continuer tranquillement mon métier.
Malgré toutes ces péripéties, vous semblez tenir le coup et être portée sur l’avenir. Avez-vous un rêve que vous poursuivez dans ce métier ?
Mon ambition, au soir de ma vie, est de pouvoir écrire et tourner 1 000 épisodes de cinéma avec différents titres. Quand je ne serai plus de ce monde, je veux qu’on se souvienne de moi comme la cinéaste qui a réalisé 1 000 épisodes. Ce n’est pas facile, mais je travaille durement pour cela. Ce sont les cinéastes indiens qui arrivent à atteindre cette performance. ‘’Ma famille’’ a fait 261 épisodes, ‘’Ma grande famille’’ fait 461 et mon prochain projet, ‘’Secrets d’Akissi’’, fera plus de 260. Avec ça, je ne serai pas loin des 1 000 épisodes.
Après ‘’Ma grande famille’’, ce sera donc ‘’Les secrets d’Akissi’’. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Effectivement, après ‘’Ma grande famille’’, suivra ‘’Les secrets d’Akissi’’. J’avais pensé au départ à une série encore, mais finalement, je crois qu’il sera en dessin animé. Il faut dire que c’était mon premier projet avant même ‘’Ma famille’’, c’est aussi l’histoire de ma vie. Mon défi, c’est comment faire pour que la Côte d’Ivoire atteigne et dépasse le niveau du Nigeria. Avant de faire ‘’Ma grande famille’’, j’ai sillonné toute l’Afrique francophone. J’ai animé des conférences dans ces pays sur le cinéma. Et le constat que j’ai fait, c’est que ‘’Ma famille’’ a suscité et inspiré beaucoup de cinéastes dans ces pays. Et donc pour cela, la Côte d’Ivoire doit toujours être en tête.
UNE INTERVIEW RÉALISÉE PAR FAUSTIN EHOUMAN