Il n’y a rien de pire pour un père ou une mère que de voir, impuissant(e), son enfant sombrer dans l’addiction à la drogue. Elles sont nombreuses à Abidjan ces familles plongées dans le désarroi du fait de la dépendance aux drogues d’un membre. Notre dossier.
Abobo, quartier Marley. Ce 3 juin, à midi, la voix du muezzin depuis les enceintes de la mosquée Issiaka Koné appelle les fidèles musulmans à la prière du vendredi. Salimata Koné, fraichement cinquantenaire, tient un petit commerce à un jet de pierre de ce lieu de culte. Elle range prestement ses affaires, rabat sur elle son voile avant de se diriger vers la mosquée. Malgré les difficultés de la vie, cette veuve qui élève seule ses cinq enfants ne rate jamais une prière canonique. C’est là qu’elle trouve les ressources pour tenir face au désespoir depuis que son fils aîné est incarcéré à la Maison d’arrêt et de correction d’Abidjan (Maca) pour détention et consommation de stupéfiants.
Une heure et demie plus tard, elle est de retour et nous explique ses mésaventures. « J’ai perdu mon mari en 2010, et jusqu’à cette date, tout allait pour le mieux. Nous n’étions pas riches mais nous étions heureux. Après le décès de mon mari, ma vie a basculé et celle de mes enfants aussi. Nous avons d’abord dû quitter la maison que nous habitions pour une maison plus modeste (un deux pièces) que mon petit commerce me permet de payer. Et pour assurer les charges du quotidien, je pars souvent vendre dans les marchés des localités à la périphérie d’Abidjan. Souvent absente, je n’ai donc pas pu voir à temps que mon fils sombrait dans la drogue », dit-elle, la voix étreinte par l’émotion.
A 26 ans, le fils aîné de dame Koné purge depuis bientôt deux ans une peine de trois ans d’emprisonnement ferme à la Maca. Elle se souvient d’un enfant qui, tout petit, était poli, serviable avec d’assez bons résultats scolaires. « Je ne sais pas à quel moment il a dévié », affirme-t-elle dans un long soupir. Et ajoute : « c’est vrai qu’il perdait du poids et toussait beaucoup, mais à chaque fois que je lui demandais si tout allait bien, il me répondait par l’affirmative. Jusqu’à ce jour où des jeunes gens sont venus me réclamer de l’argent parce que son fils avait pris de la drogue avec eux et n’avait pas payé. J’ai dû m’endetter pour leur remettre l’argent parce qu’ils le menaçaient de mort ».
En allant en prison, le fils de Salimata Koné l’a un peu emmenée en détention aussi. Car, deux ou trois fois par semaine, elle se rend au parloir pour le voir. Les premiers mois ont été pénibles pour elle. Tous les soirs, elle pleurait et s’en voulait. « J’ai pourtant tout essayé. Je l’ai envoyé chez des praticiens traditionnels. Plus d’une dizaine de fois. J’y ai laissé toutes mes économies et à chaque fois, mon fils revenait de ses cures toujours plus violent et plus impulsif. La moindre remarque l’irritait. Il se battait avec tout le monde. Une fois, il a même failli se faire tuer au cours d’une bagarre avec des jeunes à la gare d’Abobo », explique-t-elle.
Déscolarisé par faute de moyens, le fils de Salimata se « débrouillait » à la gare d’Abobo comme chargeur de gbaka (minicar de transport commun). « Je n’aimais pas ce boulot mais ça lui permettait de ramener un peu de sous à la maison pour m’aider à m’occuper de ses frères cadets », dit-elle. Salimata Koné continue de croire qu’à sa sortie de prison, son fils ne retombera plus dans les travers qui l’y ont conduit. « En 36 mois d’enfermement, bien des choses peuvent venir à l’esprit d’un homme. J’espère que mon fils en tirera les leçons nécessaires pour donner une autre trajectoire à sa vie », espère-t-elle.
Quand c’est l’enfant unique
La consommation des drogues a pris une ampleur inquiétante en Côte d’Ivoire et les jeunes sont les plus touchés, même s’il n’y a pas encore de statistiques précises sur leur proportion. La Croix bleue, structure dédiée à la prise en charge des personnes dépendantes de la drogue, indique que la majorité de la soixantaine de nouveaux cas qu’elle reçoit chaque semaine, sont des jeunes. L’usage des stupéfiants est devenu un problème de santé publique
D’Abobo à Cocody, d’Abidjan à Guiglo, il n’y a pas de profil ou de critères types indiquant qu’un enfant de telle ou telle famille va être confronté à des conduites addictives. Parents laxistes ou sévères, pauvre ou riche, rien à priori ne laisse présager que les enfants seront pris dans le piège de la drogue. Et il n’y a rien de pire pour un parent que de voir, impuissant, son enfant sombrer dans l’addiction. Surtout lorsque c’est le seul enfant. C’est la triste réalité que vit sieur M.A, résidant à Cocody 7e Tranche qui a voulu rester anonyme.
Fringant septuagénaire, M.A qui nous reçoit dans sa villa cossue ne sait plus à quel saint se vouer. Son unique fils est prisonnier de la drogue depuis cinq ans maintenant. « J’ai tout essayé. Mais il rechute à chaque fois », dit-il. Et pourtant, rien ne destinait son fils à devenir un toxicomane invétéré. Il a pourtant fréquenté les meilleures écoles et ne manquait de rien. « Je lui offrais tout ce qu’il voulait », affirme son père. L’ayant conçu assez tardivement, M.A et sa femme étaient pour leur enfant plus des papi et mamie complaisants que des parents susceptibles de lui inculquer une éducation stricte. « Mon épouse et moi avions des difficultés pour enfanter. Et quand nous en avons eu un enfin, on lui a tout donné. Tout. Nous l’avons trop gâté », regrette-t-il.
Sur les photos de famille que nous présente notre hôte, l’embonpoint du jeune homme jure avec son allure actuelle. Assis non loin de nous, on voit sa maigre silhouette flotter dans son jeans. Le jeune homme qui ne manquait jamais d’argent, a consommé de toutes sortes et de toutes les quantités de drogue. À 30 ans, il paraît en avoir 10 de plus. Il est conscient de la détresse dans laquelle il a plongé ses parents. « Je suis désolé pour tout ce que je vous fais vivre ». Ce sont les seuls mots qu’il lâche, la tête baissée. « Après le baccalauréat, je l’ai envoyé au Maroc pour poursuivre les études. Là-bas, il a assez vite arrêté les études et l’unique diplôme qu’il m’a ramené, c’est sa dépendance à la drogue », dit M.A entre colère et larmes ravalées.
Les soins en Europe dans des établissements spécialisés ne sont pas parvenus à débarrasser son fils de son addiction aux stupéfiants. La mère du jeune homme, quant à elle, est devenue dépressive. « Quand il est en manque, il devient extrêmement violent. Une fois, j’ai même cru qu’il allait nous tuer sa mère et moi », explique M.A. Et de poursuivre : « lorsqu’on refuse de lui donner de l’argent, il vole. Une fois, il s’est même glissé chez les voisins pour voler. Même si on a géré discrètement cette affaire en bon voisinage, vous imaginez bien la honte que ça m’a foutu ». Selon un des amis du jeune homme que nous avons rencontré dans le quartier, c’est par la consommation du cannabis qu’il a commencé. Et ce, « pour paraître cool dans les soirées ». Et lorsqu’il est allé poursuivre ses études à l’étranger, il a goûté à d’autres substances.« Personnellement j’ai peur de le fréquenter. Avant j’étais tout le temps chez eux à la maison, mais je n’y vais plus », affirme son ami. Et d’arguer : « la toxicomanie l’a rendu cleptomane. Il vole tout. Téléphone portables, vêtements, chaussures et même la nourriture souvent. On ne peut plus rien laisser trainer ».
Il y’a un an, M.A, contre l’avis de son épouse, a fait interner son fils dans un établissement privé qui s’occupe des jeunes dépendants à la drogue. Au bout de trois semaines, ce dernier a pu tromper la vigilance des gardiens et s’est échappé. « J’étais très inquiet. Il est revenu après une dizaine de jours de fugue dans un état lamentable. J’ai cru que sa dernière heure était arrivée », se souvient M.A.
La chute malgré les garde-fous
E.K, officier de l’Armée à la retraite, résidant à Marcory, vit lui aussi la souffrance de ces parents d’enfants dépendants à la drogue. Dans son cas, il s’agit de son dernier enfant. Une fille. E.K que nous rencontrons à son domicile, n’est pas un papa gâteau. Par déformation professionnelle, l’éducation de ses enfants a été faite selon des règles strictes auxquelles tout contrevenant s’exposait à des punitions sévères. Et si deux de ses enfants sont des modèles de droiture, sa benjamine, quant à elle, lui donne du fil à retordre. « Je l’ai battue, enfermée, privée d’argent, mais tout cela ne l’a pas incitée à arrêter », explique-t-il. Sa fille qu’il décrit comme un enfant modèle jusqu’à l’âge de 18 ans, a subitement dérivé. « Parfois, elle disparaît pendant un ou deux mois et elle revient toujours méconnaissable. La drogue m’a arraché mon enfant », se lamente-t-il. E.K qui surveillait les fréquentations ainsi que les sorties de ses enfants, ne sait pas quand et comment sa fille a pu se procurer sa première drogue au point d’en être devenue dépendante. L’état mental actuel de sa fille l’inquiète. « Certains jours, elle sort quasiment nue de la maison, et il nous faut la rattraper pour la ramener manu militari à la maison pour l’habiller », se désole-t-il.
Il faut ajouter à cela, le jugement des proches. « Quand vous avez votre garçon qui se drogue, c’est déjà difficile mais quand c’est votre fille cela l’est encore plus », dit-il. Les prières, les suppliques ainsi que les traitements médicaux de la médicine moderne et traditionnelle ne sont jusque-là pas encore venus à bout de l’addiction de la fille de l’officier retraité.
FAUSTIN EHOUMAN
Pas des délinquants, plutôt des malades
La Commission des affaires générales, institutionnelles et des collectivités territoriales du Sénat a adopté, le 23 mai 2022, à Yamoussoukro, la loi portant lutte contre le trafic et l’usage illicites des stupéfiants, des substances psychotropes et leurs précurseurs en Côte d’Ivoire. Ce nouveau dispositif légal vient abroger celui de 1988 en ce que les modifications apportées intègrent de nombreux aspects qui n’avaient pas été pris en compte, et introduit notamment des notions fortes comme la dimension thérapeutique de l’usager de drogues.
Il s’agit d’une nouvelle vision dans l’appréhension des problèmes d’usage des drogues qui dispose d’une part que l’usager de drogues n’est pas un délinquant mais plutôt un malade qui doit en conséquence recevoir un traitement approprié et que d’autres parts le trafic n’est pas seulement national. « Il peut être transnational. Des activités qui ne sont pas inscrites comme le trafic peuvent préparer le conditionnement de substances qui entrent dans la classification des stupéfiants et des substances psychotropes », est-il indiqué dans le texte de loi.
Le ministre de l’Intérieur et de la Sécurité, Vagondo Diomandé, qui a porté le projet de loi devant les sénateurs, avait alors rappelé que l’ancienne loi était essentiellement répressive alors que « nous devons avoir à cœur de récupérer l’ensemble de nos concitoyens ». Pour lui, « il faut tout faire pour donner une nouvelle chance à ceux qui sont dans la détresse, c’est en cela que le nouveau projet de loi vient à point nommé », a-t-il déclaré.
F. EHOUMAN
Regard sociologique
L’accès et la dépendance des jeunes à la drogue, en l’occurrence les jeunes citadins, est toujours en lien avec les cercles de sociabilité du concerné, explique le sociologue Jamal Séhi Bi Tra, maître de conférences à l’Université Félix Houphouët-Boigny de Cocody.
Plus nombreux en ville par rapport au village, ces cercles sont, entre autres, la famille, les amis, les collègues, la communauté religieuse et la vie virtuelle. Ils amenuisent parfois le pouvoir éducatif des parents des jeunes. Et aujourd’hui, à en croire le chercheur, l’un des plus grands concurrents du pouvoir des parents, c’est le numérique.
« Le numérique a créé un pont entre les réseaux de consommation et de vente de la drogue et les jeunes. Il faut donc contrôler avec attention l’utilisation du smartphone et de tout ce qui est numérique par l’enfant. Il faut aussi le rendre très tôt responsable et l’autonomiser sur ces questions en parlant de ces choses avec lui. L’enfant doit savoir que la drogue existe, que ça donne un bonheur éphémère, qui va détruire son corps pour le reste de la vie. Il faut lui dire tout ça assez tôt », conseille le Prof. Jamal Séhi Bi Tra.
Et d’argumenter : « le smartphone permet à l’enfant, qui peut être pourtant bien encadré par le cercle familial, de se retrouver dans la ville ou dans ses autres cercles de sociabilité même étant à la maison. Il peut donc se retrouver partout où il y a ces pratiques déviationnistes comme la consommation à outrance de la drogue. C’est ainsi que l’enfant qui est dans son lit, arrive à se connecter aux réseaux de la drogue grâce à son smartphone, en commande, se fait livrer dans l’arrière-cour. Et tout ça, sans même que le parent n’en sache quelques chose. »
F. EHOUMAN