Des ordinateurs en lieu et place des médecins ou des avocats. Une dissertation complète sur n’importe quel sujet grâce à ChatGtp ou Claudai. Une stratégie de guerre grande totalement élaborée par la machine… L’intelligence artificielle est en train de bouleverser le monde du travail. Quelle est cette science dans laquelle investissent massivement les géants du Web ? Interview avec un expert de la question, Philippe Pango, ancien directeur général du Village des technologies de l’information et de la biotechnologie (Vitib).
On parle de plus en plus de l’intelligence artificielle, présentée comme l’aboutissement de l’évolution technologique. Comment peut-on définir simplement ce concept ?
Pour faire simple, on dira que c’est la machine qui essaie de recréer le cerveau humain. L’intelligence qui n’était qu’organique, c’est-à-dire une faculté propre aux êtres vivants, se retrouve aujourd’hui déplacée en dehors du cerveau pour se retrouver à l’intérieur d’une machine que l’humain lui-même a créée. Comme son créateur, la machine est capable d’apprendre, de prendre des décisions et de performer, souvent plus que l’Homme même. Cette technologie se retrouve aujourd’hui dans la plupart des applications que nous utilisons.
Comment fonctionne-t-elle ?
L’on a confié, sans le savoir, aux géants du web comme Google, Meta, Amazon et Microsoft l’entièreté de nos données personnelles rien qu’en les utilisant au quotidien. Grâce à ces données, ces multinationales connaissent nos habitudes, savent où nous habitons, les endroits que nous fréquentons, nos choix politiques, etc. De ces méga données personnelles qui sont à leur disposition, elles font des déductions que même le cerveau humain ne peut pas faire. Et cela leur permet de nous contrôler et de nous proposer des biens et des services qui pourraient nous intéresser, parce qu’ils nous connaissent et savent que nous en avons effectivement besoin au moment où ils nous les proposent. J’ai une amie qui m’a demandé un jour, avec un air ahuri et curieux, s’il m’était déjà arrivé de penser à une chose ou à un produit et de voir quelques minutes après la publicité de ce produit apparaître sur Facebook. Je lui ai dit oui et que c’est cela l’intelligence artificielle.
J’avoue que cela m’est déjà arrivé à moi aussi. Justement, comment cela est-il possible ?
Ce n’est pas de la magie. Il y a des corrélations entre des données a priori disparates ou banales relatives à une personne que seul un programme d’intelligence artificielle peut trouver, parce qu’il a une vue d’ensemble sur toutes ces données. C’est sur la base de ces corrélations que l’intelligence artificielle peut déduire qu’à ce moment précis, cette personne a besoin de ceci ou de cela. Et le plus souvent, ses déductions sont exactes.
La donnée est donc l’élément clé dans l’intelligence artificielle…
Exactement. L’intelligence artificielle se nourrit et se renforce de nos données. Plus elle en a, plus elle devient puissante. La révolution informatique a préparé celle de l’intelligence artificielle qui est en cours, puisque quand nous utilisons Google, Tweeter, Facebook, qui existent depuis longtemps, et tous les autres réseaux sociaux, nous leur donnons systématiquement et gratuitement nos données. Nous leur en avons tellement fournies qu’aujourd’hui ces entreprises numériques s’en servent pour alimenter leurs programmes d’intelligence artificielle qui leur permettent d’être plus performantes. Et elles le seront davantage, puisqu’elles continuent de collecter nos données. Comme quoi la croissance de l’intelligence artificielle est exponentielle. En tout cas, tant qu’il y aura de l’investissement dans les capacités des machines, l’intelligence artificielle va continuer de croître. Dans dix ans, elle sera capable de faire des choses que nous ne pouvons imaginer aujourd’hui. Plus elle est alimentée en données, plus elle devient intelligente et elle les traduit en produits et en services qui nous sont vendus. Et on n’aura d’autres choix que de les acheter tellement ils répondront à nos besoins.
Est-ce cela la finalité de l’intelligence artificielle ?
L’intelligence artificielle sert avant tout les intérêts de la fonction pour laquelle elle est programmée. En d’autres termes, les choses sont dictées par les intérêts de ceux qui la programment. Elle ne connaît ni le bien ni le mal. Il y a certes le commerce, le business et l’économie comme je viens de l’évoquer, mais il faut dire qu’elle intervient dans tous les domaines, y compris l’armée. Les états-majors de certains pays ont intégré une aide à la décision basée sur l’intelligence artificielle. Et le constat est que les armées de ces pays sont plus compétitives que les autres. Il y a aussi la 10e symphonie de Beethoven inachevée avant sa mort qui a pu être finalisée, grâce à une intelligence artificielle qui a écouté le style de composition de l’artiste et a réussi à terminer l’œuvre. Et quand on l’écoute entièrement, c’est-à-dire la partie jouée par Beethoven et celle de l’intelligence artificielle, on ne sent aucune cassure. L’intelligence artificielle sera encore plus puissante avec le déploiement de l’internet des objets, car plus on connectera les objets, plus on alimentera la machine en données. Un jour, on arrivera même à ce qu’on appellera l’homme connecté.
Quels sont les pays les plus avancés dans ce processus et où en est la Côte d’Ivoire ?
L’intelligence artificielle est actuellement portée par les géants du Web. On les trouve dans les pays développés comme les États-Unis, la Chine, la Corée, etc. Notre pays est très en retard sur ces questions-là. Le fait qu’on soit encore en train de parler de dématérialisation de notre administration est un véritable aveu d’échec. Cela veut dire qu’on a raté la révolution informatique, dont le Président Houphouët-Boigny parlait déjà dans les années 1980. Nous avons une société qui a encore des méthodes et process archaïques. Le gros défi qu’on a aujourd’hui, c’est comment est-ce qu’après avoir raté la révolution informatique, on embrasse la nouvelle révolution qui est celle de l’intelligence artificielle. Allons-nous rater cette révolution aussi ? Nous n’en avons pas intérêt.
Que doit faire le gouvernement ? Par quoi doit-il commencer ?
Il faut commencer par sécuriser nos données nationales. Elles ne doivent être à la portée que des citoyens ivoiriens travaillant pour le pays, et non des autres nations. Il faut que le gouvernement prenne une loi qui dise que toutes les données collectées dans quelque ministère que ce soit en Côte d’Ivoire sont propriété de l’État, et non de l’administration qui la collecte. Avec ces données, l’État devra mettre au travail nos chercheurs afin que ces derniers créent des produits et des services. C’est ce qui se fait dans les pays développés. Je parie que si nos chercheurs sont mis à contribution, ils vont nous sortir des choses incroyables qui répondront parfaitement à nos besoins. C’est là le début de l’intelligence artificielle. Si on ne fait pas cela, les autres continueront à exploiter nos données et nous les vendront cher. Dans l’intelligence artificielle, la donnée vaut de l’or. On ne la partage pas comme ça. Quiconque a plus de données a une longueur d’avance sur les autres. C’est pour cela que je trouve anormal que la base de données data.gouv.ci, mise en place par le Centre d’information et de communication gouvernementale(Cicg) soit accessible à tout le monde. Faisons attention, car il s’agit-là de nos données nationales. Il faudrait un accès privilégié aux citoyens ivoiriens.
Ensuite, il y a l’infrastructure à développer. C’est un impératif. Il est impensable que notre pays n’ait jusque-là pas de data center gouvernemental aux normes. On devait en avoir au moins une bonne vingtaine. Il y a aussi les investissements et les aménagements fiscaux à faire afin que les populations aient un accès facile aux outils informatiques et à internet.
Il existe pourtant une loi qui interdit que les données des Ivoiriens se retrouvent à l’extérieur…
Oui, c’est la loi sur la protection des données à caractère personnel. Mais c’est trop peu, il en faut plus. Aussi, je trouve inadmissible que les grandes entreprises du Web fassent des chiffres d’affaires chez nous et ne déclarent pas leurs revenus ici. C’est pour cela que je suis pour une initiative régionale par laquelle nos États, avec courage, vont se fédérer et décider que les données de notre région restent dans la région et taxer les groupes étrangers et que cela serve à développer nos propres initiatives d’intelligence artificielle.
Y a-t-il des emplois menacés de disparaître avec l’intelligence artificielle ?
Oui, des métiers vont disparaître ou céder la place à d’autres comme on l’observe dans toute révolution. Pendant la révolution industrielle, ce sont les ouvriers qui ont été les premiers à être inquiétés. Mais avec l’intelligence artificielle, ce sont plutôt les métiers qui font appel à l’intelligence qui sont menacés, étant donné qu’il s’agit d’un système hyper intelligent. Il n’y a donc pas un secteur en particulier qui est menacé. À savoir les directeurs généraux, les Pca, les grands stratèges des entreprises et des organisations. Nous ne disposons pas encore d’études en la matière sur l’économie ivoirienne qui nous permettra d’avancer des statistiques. En France, par contre, on parle de 16 % des emplois actuels qui devraient disparaître d’ici 15 à 20 ans, remplacés par des robots ou par l’intelligence artificielle.
Quelle est la différence entre l’intelligence artificielle et la robotique ?
La robotique et l’intelligence artificielle sont deux choses bien distinctes, même si sur certains aspects ils se rejoignent, notamment sur le fait que l’homme est remplacé par la machine. La robotique implique la construction de robots qu’on voit physiquement, alors que l’intelligence artificielle implique une intelligence de programmation. Elle se concentre sur la fabrication de machines intelligentes et plus précisément de programmes informatiques qui dépassent l’entendement.
Quels sont les exemples qui vous ont le plus marqué ?
En août 2022, la compagnie chinoise Net Dragon Websoft a nommé un directeur général virtuel, c’est-à-dire un programme d’intelligence artificielle à la tête d’une de ses filiales. En 2017, la société DeepKnowledge Ventures basée à Hong Kong est aussi entrée dans l’histoire, en nommant le premier robot membre de son Conseil d’administration. Vous voyez donc qu’ici ce ne sont pas les boulots basiques qui sont menacés, mais les plus hauts. Il y a même deux artistes coréennes qui sont des vraies stars, mais qui n’existent pas réellement. Votre métier de journaliste est menacé, de même que celui de l’écrivain avec ChatGtp, qui est une sorte de Google amélioré, car permettant d’avoir des réponses concrètes aux questions posées sans renvoyer vers des sites. Cela dit, il ne faut pas être très alarmiste non plus ; il y a des emplois qui vont disparaître et d’autres qui seront créés. Il y a d’énormes opportunités pour les économies des États. Et c’est là tout l’enjeu pour nos gouvernants. Ils doivent réfléchir et anticiper les choses.
Y a-t-il des initiatives en Côte d’Ivoire qui vous donnent de l’espoir ?
Il y a des jeunes ivoiriens qui manipulent des données ivoiriennes, qui sont sur data.gouv.ci. Ils créent des programmes similaires à ChatGpt en interrogeant la base de données ivoirienne. Il y a un embryon de recherche qui se fait en Côte d’Ivoire. Il faut multiplier ce genre d’initiatives. Il faut subventionner les travaux de recherche scientifique dans ces secteurs technologiques, car c’est l’enjeu de la liberté de demain. On ne doit pas se limiter aux primes de recherche, il faut aller vers un vrai financement. Mettre en place des fonds de soutien à la recherche. Cela doit être une affaire d’État, puisque c’est l’enjeu de la liberté de demain.
Entretien réalisé par FAUSTIN ÉHOUMAN