FAUSTIN EHOUMAN

Kidi Bebey : « Si l’Europe est le continent du livre, l’Afrique est celui de la musique »

Invitée d’honneur de la 16e édition de la cérémonie de remise du ‘’Prix Ivoire pour la littérature africaine d’expression francophone’’, le 23 novembre, la Française Kidi Bebey, autrice, éditrice et journaliste française, fille de l’écrivain Francis Bebey, de passage à Abidjan, a partagé son regard sur le travail éditorial qui est fait en Côte d’Ivoire et en Afrique.

 

L’édition, l’écriture, le journalisme, la production, la musique, la recherche… Vous avez touché un peu à tout ce qui est de l’ordre de la création et de l’intellectualisme. Qu’est-ce qui vous occupe aujourd’hui ?

Je m’occupe à lire, à écrire et à partager. Ce sont ces trois mots clés qui me définissent. Cela a pris des formes différentes au fil du temps, mais je crois que je n’ai jamais eu particulièrement de plan de carrière en tant que tel. Je me suis toujours laissée guider par ce qui m’intéressait. Et globalement, c’est le monde culturel, en particulier celui du livre.

 

On dira que c’est un amour de naissance quand on sait que votre père, Francis Bebey, fut un grand musicien et le Grand prix littéraire d’Afrique noire en 1968…

Effectivement, je suis née dans une famille très tournée vers la culture. J’ai eu un père écrivain et musicien comme vous venez de le rappeler.

 

Des frères musiciens également…

Ah voilà ! Je vois que vous êtes bien informé sur moi (rires). Et donc, enfant, je n’ai pas vraiment réfléchi à ce que j’allais faire plus tard. Les choses se sont imposées en quelque sorte à moi. J’ai senti très vite qu’il y avait quelque chose qui me tenait, pas seulement la tête, mais le cœur aussi. Mais pour répondre concrètement, je suis actuellement journaliste et autrice. Je viens de finir un manuscrit dont j’espère qu’il intéressera un éditeur.

 

Cela fait quelque temps qu’on ne vous lit plus dans Le Monde où vous animez une chronique. Pourquoi ?

Oui, mes chroniques se sont interrompues. Je réfléchis à leur trouver une nouvelle forme. Il faut dire que c’était beaucoup de pression d’écrire sur un livre chaque semaine. Mon idée est désormais de présenter la production littéraire subsaharienne, parce qu’on a peu trop tendance, en France, à croire que le livre africain est uniquement celui publié à Paris par des Africains. Je pense qu’il est important de redimensionner tout cela. Tout le monde doit savoir qu’en Afrique, il y a un tissu économique atour du livre qui n’est pas à négliger et qu’il y a des gens passionnés qui s’y intéressent. Il faut partager ce regard-là. Il ne faut pas continuer à penser que l’Afrique ne se définit que par le monde occidental. C’est d’ailleurs pour cela que le ‘’Prix ivoire pour la littéraire africaine d’expression francophone’’ m’intéresse. Je suis honorée d’y avoir participé en tant qu’invitée d’honneur, de rencontrer l’autrice lauréate, Azza Filali, que ne connaissais mais dont j’avais déjà lu le roman ‘’Malendues’’ qui a remporté le prix.

 

Vous êtes l’autrice d’une trentaine d’œuvres et en avez édité des dizaines d’autres. Quel est votre regard sur la production éditoriale africaine ?

Il y a des plus plumes qui s’affirment, de même que tout un tissu éditorial. Et la Côte d’Ivoire est devant en termes de production éditoriale. Il y a un nombre de plus en plus grand d’éditeurs, d’auteurs et de personnes désireuses d’écrire. Il y a aussi de la qualité dans les productions aussi bien dans leurs contenus que matériellement. C’est vraiment un plaisir de voir les choses se consolider au fil des années. Cela renforce l’intérêt que j’ai depuis longtemps pour la production éditoriale subsaharienne.

 

Quel est le segment de la production littéraire ivoirienne qui vous impressionne le plus ?

Je constate qu’il y a en Côte d’Ivoire un fort intérêt pour la littérature jeunesse avec des éditeurs qui sortent à une bonne fréquence des livres de belle qualité. Le pays est vraiment loin devant dans toute l’Afrique subsaharienne francophone.

 

Qu’est-ce que cela vous inspire ?

Vous savez, on ne crée pas les lecteurs ex-nihilo. Les lecteurs adultes sont des gens qui, plus jeunes, ont lu. C’est vrai qu’il est possible d’avoir le goût pour la lecture étant adulte, mais c’est généralement à l’enfance qu’on l’a, et ça reste. C’est donc une très bonne chose que la littérature ivoirienne s’intéresse aux jeunes. C’est l’avenir. Aussi, j’ai été très heureuse d’entendre la représentante du ministère de la Culture et de la Francophonie à la cérémonie du Prix Ivoire, prendre solennellement des engagements forts pour appuyer le secteur. Cela a un très bon effet de s’engager ainsi publiquement. Tous les institutionnels n’ont pas forcément cette sensibilité-là.

 

Songez-vous à vous trouver une place dans cet écosystème ivoirien ou africain du livre ?

J’aimerais y participer de toutes les manières possibles. C’est un peu ce qui s’est passé jusqu’à présent. Il y a une vingtaine d’années, par exemple, quand j’étais à l’Oif, je faisais partie des personnes qui contribuaient à soutenir financièrement la production éditoriale jeunesse. Cela a aidé pas mal d’éditeurs. Je viens régulièrement au Cameroun pour offrir des formations, notamment aux auteurs sur le livre documentaire jeunesse. En tout cas, je suis disposée à apporter ma contribution à qui me sollicite. J’ai vraiment envie de participer à cette Afrique dans laquelle je n’ai pas grandi mais à laquelle je suis relié par le nombril.

 

Vous avez consacré une bonne partie de vos travaux à donner une image positive des femmes africaines. Avez-vous satisfaction par rapport à la situation actuelle ?

La cause des femmes est toujours à consolider. De plus en plus, on se rend compte que quand on améliore le sort des femmes, c’est le sort de toute la société qu’on améliore. Il faut cet équilibre pour que tous et toutes, nous vivions mieux.

 

L’Afrique a-t-elle encore du retard sur les autres continents relativement à cet équilibre dont vous parlez ?

J’aurais du mal à faire des assertions globales, parce qu’en même temps l’Afrique peut être en avance sur certains points. Par exemple, il y a eu une Présidente africaine avant qu’on ait des Présidentes en Europe. On a tendance à penser d’abord à ce qui ne va pas, or l’Afrique est tellement vaste. Il y a 54 Afriques. D’un pays à un autre, les réalités sont souvent différentes, et les femmes se situent à différents niveaux. Là où ma sensibilité croise les problématiques féminines, c’est sur la question de l’éducation. Accéder à l’éducation ne doit pas être un problème parce qu’on est une fille. Ce serait déjà une très bonne chose qu’on atteigne l’équilibre filles-garçons par rapport à l’éducation.

 

Revenons à votre père. Avez-vous eu une volonté de le faire revivre dans vos travaux ?

Mon père, c’est un héritage que je vis très positivement. A chaque fois que les gens parlent de lui, c’est avec les étoiles dans les yeux, un profond respect. C’est très agréable à entendre. Cela fait 22 ans qu’il a disparu et j’ai encore des échos de lui. Je le replace dans une époque où il y avait de l’ambition collective, des gens qui ont connu la bascule de l’après indépendance et qui se sont retrouvés à penser à leur rapport à la construction du continent. Fillette, j’ai vu des artistes et des intellectuels qui passaient par l’appartement familial et les entendre parler de ce que l’on peut faire pour son pays, son continent. On n’est peut-être plus dans cette époque où cette ambition collective s’exprimait, on est dans une époque d’individualisme et de réussite personnelle, mais la trace est restée en moi. Cette forme d’idéalisme qui est générationnelle. Quelqu’un comme Manu Dibango a porté haut les couleurs de l’Afrique à travers le monde, ce qui a permis de restaurer un respect, une image positive de l’Afrique qui avait disparu à cause de la colonisation. C’est donc de manière inconsciente que j’ai mis mes pas dans les siens. Les arts, la création, cette manière de chercher quelque chose, qu’on ne connait pas forcément.

 

Quel idéal poursuivez-vous ?

Toucher la sensibilité des autres à travers une musique, un texte, une chorégraphie. Et le faire le mieux possible.

 

Quelle Afrique voudriez-vous voir émerger ?

Une Afrique qui se reconnait comme force de proposition pour le monde entier. Et je crois que sa force de proposition, c’est justement la culture. L’Afrique est présente dans le monde entier à travers sa musique. C’est ce que rien, ni même l’esclavage et la colonisation n’ont pas pu arracher. Quand les Africains ont été déportés, ils ont emporté la musique, leur voix, leurs rythmes et ils ont composé de nouvelles musiques à partir de ce souvenir et c’était tellement fort et c’est resté.

 

Ce sont finalement les Africains qui ont colonisé leurs bourreaux ?

En tout cas, cette force culturelle, je crois qu’il n’y a pas de continent qui en ait une de cette forme. Et quand on pense à certaines inventions humaines, la vaccination, l’écriture, je pense qu’on minimise trop la culture africaine. Pour moi, c’est du même ordre. C’est une manière d’aborder le monde, de philosopher, de réfléchir. Si on écoute bien les musiques traditionnelles, vraiment on comprend que là où l’Europe est le continent du livre, l’Afrique est le continent de la musique. Et qu’elle joue le même rôle. Quand on prend les musiques traditionnelles pygmées qui sont aux yeux des musicologues, les plus sophistiquées des polyphonies au monde, à travers ces musiques, les jeunes pygmées apprennent à compter, à prendre la parole en public, à se situer par rapport à d’autres générations. Ça a l’air d’être une distraction, mais c’est très codé. On a minimisé toutes ces choses, alors que nous avons cette puissance culturelle extrême qui s’est traduite partout dans le monde et dans les pires circonstances. Les manifestants noirs contre l’Apartheid manifestaient en chantant et en dansant, notamment le toyi-toyi, un art de chanter en dansant.

 

Que doivent faire les Africains à présent ?

C’est déjà de nous rappeler cette réalité, la conserver et la transmettre. Nous ne devons pas considérer notre culture comme quelque chose en plus, mais comme quelque chose de central. Il faut la mettre à sa juste place, car c’est ce qu’on a de plus précieux. Il ne faut pas l’effacer et avoir toujours à l’idée de la transmettre.

 

Comment bien la conserver et bien la transmettre ? Aux moyens de la technologie ?

Oui, la technologie. Mais il y a une chose que je rêve de voir sur le continent : ce sont les musées ou conservatoires de musique. Qu’on puisse se dire au Nigéria il y a un endroit où l’on peut aller et trouver toutes les musiques de Fela Kuti, qu’ici en Côte d’Ivoire il y ait un endroit où l’on peut trouver les musiques de toutes les régions, avec les instruments, le discours qui les accompagne, etc. Cela nous permettra de nous sentir plus forts. Nous avons un passé extrêmement fort. C’est pour cela que la rubrique culture, c’est l’endroit où il faut être dans un journal (rires). Parce qu’il y a là de la profondeur, le soubassement sur lequel nous vivons.

INTERVIEW REALISÉE PAR FAUSTIN EHOUMAN

Après des études de géographie à l’Université Félix Houphouët-Boigny d’Abidjan et des diplômes en musique et communication obtenus à l’Institut national supérieur des arts et de l’action culturelle (Insaac)Faustin Ehouman décide finalement de bâtir une carrière de journaliste, ce métier qui l’a toujours passionné[…]

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