Dans le sillage des trois cimenteries qui surplombent le port d’Abidjan, se profile une crise sociale encore silencieuse mais qui commence à faire grincer des dents. Face à l’inaction des autorités compétentes, les riverains qui dénoncent un scandale environnemental sont obligés d’abandonner leurs maisons pour sauver leur vie.
« Implorer quoi ? Appeler qui ? J’ai seulement envie de tout briser, de mordre les draps de mon lit, la rage au ventre, je vais t’oublier», s’affligeait Dalida dans sa chanson ‘’Partir ou mourir’’ sortie en 1981, soit six ans avant sa mort. Comme la chanteuse franco-italienne, Zeinab Ouattara Epse Sissoko ne sait plus à quel saint se vouer. Elle est résolue à s’en aller. Dans son cas, ce n’est pas un amour impossible qu’elle est obligée d’abandonner, mais le quartier qu’elle aime tant, France-Amérique, dans la commune de Treichville. Elle pense avoir tout donné pour continuer à y résider paisiblement, sans succès. Aujourd’hui, cette épouse et mère de deux jeunes enfants doit oublier ce quartier et partir loin avec sa famille pour éviter les problèmes de santé et une mort prématurée. Les cimenteries d’à côté leur font vivre un enfer.
« Nous nous sommes plaints, avons protesté et alerté plus d’une fois les autorités compétentes sur la souffrance que nous imposent les cimenteries en face de nous, mais nos efforts sont restés vains. Tout le monde est resté muet. Nous nous sentons abandonnés à notre sort. Et chaque jour, nous continuons de respirer la poussière de ciment rejetée par ces usines. Ma famille et moi ne pouvons plus rester ici à France-Amérique puisqu’on est conscient des risques pour notre santé. Partir est la seule option si nous voulons rester en vie », se désole Zeinab
Comme plusieurs autres ménages de ce quartier attenant au Port autonome d’Abidjan (Paa), la famille Sissoko qui réside depuis huit ans dans un immeuble en face duquel une usine de production de ciment s’est installée en 2018, est donc en train de faire ses valises. La mort dans l’âme, Zeinab dit ne plus pouvoir tenir face à l’avalanche de poussière du ciment qui inonde chaque jour sa maison.
« C’est insupportable. Quand on se plaint, les cimenteries nous disent qu’elles ont pris les mesures idoines, alors que la poussière continue de nous empoisonner. De leur côté, la mairie et les autorités du port disent que cette affaire les dépasse. Nous avons donc compris que ce qu’il reste à faire, c’est de partir », conclut-elle dans un long soupir.
Trois cimenteries en pleine ville
Selon les personnes rencontrées, les choses vont de mal en pis à Treichville. La situation environnementale, soutiennent-elles, est devenue catastrophique. Dans les cités résidentielles à l’entour du bloc des cimenteries qui surplombent le bouillonnant port d’Abidjan, l’air est irrespirable. Tous dénoncent l’intensification de l’activité polluante de ces unités industrielles, ce qui asphyxie les populations riveraines qui n’ont d’autre choix que de déménager pour sauver leur vie. Les cimenteries mises à l’index sont Cim Ivoire, Cuirasse et LafargeHolcim. Sea-invest, le géant de la manutention qui ravitaille ces cimenteries en matière première (clinker), est aussi pointé du doigt. Interrogées sur la question lors de précédentes investigations, en 2022, les cimenteries Cim Ivoire et LafargeHolcim ont affirmé avoir pris les dispositions techniques pour avoir des unités non polluantes. Idem pour Cuirasse et Sea Invest qui ont répondu à notre confrère Crocinfos. Seulement, le constat actuel est tout autre. Leurs activités qui connaissent une croissance continue et auxquelles il faut ajouter l’intense trafic routier sur des voies poussiéreuses à l’intérieur du port, soulèvent un épais nuage de poussière; du ciment qui envahit désormais presque toute la commune.
« Au départ, il n’y avait qu’une seule cimenterie, et même s’il y avait souvent de la poussière, la situation était plutôt gérable. Mais depuis que les deux autres cimenteries se sont ajoutées, la situation a considérablement empiré. La couleur blanchâtre que vous voyez là sur la bâche, le portail et le mur n’est pas la vraie couleur, c’est le ciment qui n’arrive plus à quitter. A chaque fois, on doit réparer le climatiseur car il tombe en panne à cause du ciment. Et moi-même, je tombe régulièrement malade. Je suis en quête d’un autre travail ailleurs afin de partir d’ici », dit Pauline Dénouly, employée dans un restaurant bien connu dans la zone.
Dans le dos de l’une des cimenteries, un immeuble abritant des bureaux s’est complètement vidé cette année et un autre à côté qui lui comporte des appartements, a commencé à voir ses résidents s’en aller. Cette tendance au déménagement se généralise dans toute la zone portuaire, comme le confirme Valérie Gnanabé, président du comité de gestion de la Cité du port. « Il est difficile de vivre dans ces conditions et tant que la situation perdurera, les gens ne voudront pas rester longtemps », affirme-t-il.
Rama Fofana, elle, a déjà franchi le pas. Il y a un peu plus de deux ans, cette trentenaire a déménagé de France-Amérique où elle a toujours vécu, pour prendre ses quartiers à la Riviera Faya, à une plus d’une vingtaine de kilomètres de Treichville. Si elle est partie aussi loin de son quartier d’enfance, c’est pour ne plus jamais être confrontée à la poussière du ciment. C’était devenu une hantise pour elle. « J’étais préoccupée tous les matins à mon réveil, car je savais que j’allais balayer du ciment et que quelques minutes plus tard, j’allais devoir nettoyer encore. Chez moi, on ne pouvait pas se permettre de laisser les portes ouvertes. Les placards dans les chambres étaient tout le temps remplis de ciment. On se plaignait tout le temps, mais rien ne changeait. J’ai réussi à convaincre mon fiancé de partir très loin. Aujourd’hui, je me sens très à l’aise ici, je respire bien », explique-t-elle.
Rama dit vivre encore le traumatisme du décès en 2020 du bébé de l’une de ses voisines qui a quitté le quartier après ce drame. A l’en croire, c’était dû à la poussière du ciment. « Son bébé avait neuf mois. Il est mort, pour ce qu’on a appris, d’une infection pulmonaire due à la poussière du ciment. Je ne sais plus comment l’affaire s’est passée ensuite, s’il y a eu des poursuites ou non, puisque juste après ce triste épisode, elle et son mari sont partis. Ce drame m’a bouleversée et effrayée. Depuis lors, la décision de partir loin du quartier était claire dans ma tête », se souvient-elle.
Cette triste histoire, Aimé-Désiré Ettiboua, président de l’Association des consommateurs de Treichville, la connait lui aussi. Ayant toujours vécu non loin de la cité Ran, l’homme qui vient de dépasser la quarantaine a assisté de bout en bout à l’évolution de la situation environnementale et l’impact sur les populations. D’ailleurs, il en est lui-même victime. « Je souffre d’une insuffisance cardiaque, d’un trouble du sommeil et d’une anémie sévère. Selon les médecins, c’est, en grande partie, dû à la poussière du ciment que je respire tous les jours. C’est ce qui a tué le bébé de notre voisin ! Mais moi, je ne me laisserai pas faire, ce combat pour notre survie, je vais le mener », promet-il, exaspéré.
David contre Goliath
Si Aimé-Désiré Ettiboua se montre aussi déterminé à livrer ce combat qui ressemble à celui de David contre Goliath, c’est non seulement parce qu’il subit, comme il le dit, les désagréments de l’activité polluante de ses « bourreaux », mais parce qu’à la vérité il n’a d’autre choix. Sa survie en dépend. « Pour le moment, je suis obligé de vivre ici vu que la maison appartient à mes parents et que je n’ai pas les moyens d’aller me prendre un appartement ailleurs. Je dois alors rester encore longtemps ici. Mais je n’accepterai pas de mourir pour que des gens qui nous ont trouvés ici fassent du chiffre », charge-t-il.
Il a entrepris de mettre sur pied un comité des victimes des cimenteries de Treichville. Avec ce comité, il espère que le combat pour la « délocalisation » de ces usines et le « dédommagement des victimes » pourra être remporté. « Nous sommes très nombreux à avoir des ennuis de santé à cause de ces cimenteries. Nous parlerons d’une seule voix, car ainsi on est plus forts, plus écoutés et on nous prend au sérieux. Nous comptons saisir le Président de la République et toutes les grandes institutions de l’Etat et le District autonome d’Abidjan pour que ces cimenteries réparent les dommages sanitaires qu’elles nous ont causés et qu’elles partent loin d’ici. Ce n’est pas nous qui devons partir de nos maisons, mais elles qui nous ont trouvés sur place », annonce-t-il, déterminé.
Cette initiative ne peut que raviver l’espoir chez Marie-Claude Ekoua, qui est dans la même situation qu’Aimé-Désiré Ettiboua c’est-à-dire n’ayant pas les moyens pour déménager, et qui avait commencé à ne peut plus y croire. « On s’est plaint, signé des pétitions, mais rien ne change depuis. On a même été violenté par les forces de l’ordre parce qu’on manifestait. Ça avait découragé nos leaders dans cette lutte et certains ont commencé à se laisser corrompre par ces entreprises, ce qui fait que plus personne ne parle. Alors que le problème persiste et des gens meurent en silence. Espérons que ce comité fasse bouger les choses et que le Président de la République nous entende et par pitié décrète la délocalisation de ces cimenteries », appelle-t-elle de tous ses vœux.
FAUSTIN EHOUMAN
Un scandale environnemental à la peau dure
De la Cité du port jusqu’à Biafra en passant par France-Amérique, la cité policière et le quartier Apollo, presque toute la commune de Treichville est touchée par les envolées de poussière de ciment provenant des trois cimenteries du port d’Abidjan. Les façades de nombre de bâtiments et les véhicules stationnés dans les parkings, arborent souvent une couleur un peu blanchâtre qui n’est autre que le résultat d’un dépôt constant de cette poussière. Celle-ci s’arrache difficilement et donne souvent du fil à retordre aux travailleurs des lavages auto.
C’est le cas de François, laveur dans une station-service non loin du Parc des sports, qui a l’air anxieux ce matin. Le client qui a déposé son véhicule pour le faire laver arrive le chercher. Il n’est plus loin. Mais le véhicule de couleur bleue foncée qui vient d’être lavé semble n’avoir été touché par aucune goutte d’eau. Il est redevenu tout blanc. Le jeune laveur se prépare à donner une explication convaincante.
« Je ne sais même pas ce que je vais lui dire. Il y a à peine quelques minutes que j’ai fini de laver le véhicule, mais regardez comment c’est devenu blanc. Cela, à cause du ciment. Je vais devoir laver de nouveau, sinon le client va se plaindre », s’inquiète-t-il. Son supérieur hiérarchique ajoute : « c’est notre quotidien ici. Ce qui fait qu’on commence à exiger aux clients d’attendre sur place. Comme ça, dès que leur voiture est lavée, ils s’en vont avec et les histoires sont évitées ».
« Il faut vraiment que le gouvernement prenne une décision courageuse en délocalisant ces cimenteries vers des zones industrielles éloignées et adaptées à ce type d’activités. Qu’on ne me parle pas du coût d’une telle opération, car la vie des citoyens est bien plus importante. Ça n’a pas de prix », renchérit un client du lavage qui s’est invité à la discussion. En outre, il déplore la persistance du problème et un « mutisme coupable des autorités compétentes », malgré la forte dénonciation faite dans les grands médias et sur les réseaux sociaux.
A Yopougon aussi
La situation environnementale de Treichville est pratiquement la même à Yopougon zone industrielle où une cimenterie, Cimaf, a été installée en 2013, en face du Pôle pénitentiaire d’Abidjan (Ppa) anciennement Maison d’arrêt et de correction d’Abidjan (Maca). Il y a quelques mois, M. Sanogo a emménagé à la Cité Ado, située à environ deux kilomètres de cette prison civile. Quelques jours après s’être installé avec son épouse, M. Sanogo dit avoir constaté qu’il y a constamment de la poussière chez lui.
« Au départ nous avons pensé que cela était dû aux travaux qui étaient effectués sur la voie qui mène à la cité. Sauf que nos fenêtres ne font pas face aux dits travaux. Il a fallu qu’un voisin, au détour d’une conversation, nous fasse comprendre que la poussière qui est constamment chez nous est de la poudre de ciment, provenant de la cimenterie », raconte-il.
Et de poursuivre : « nous sommes obligés de garder nos volets régulièrement fermés. Car, il suffit qu’on laisse les fenêtres ouvertes une seule heure pour que la poussière de ciment s’empare de la maison. L’air ne circule donc pas correctement chez moi. C’est pénible ! On cherche déjà à partir ».
Ayant voulu rester anonyme, le cousin de M. Sanogo qui habite à quelques encablures de la cimenterie, nous fait savoir qu’il est constamment malade depuis qu’il habite là. « C’est pareil chez mes voisins. Vous-mêmes regardez, tout est fermé. Je n’ose même imaginer la galère des prisonniers en face qui, contrairement à nous autres qui sortons et revenons le soir, sont à leur même place tout le temps, en train de respirer du ciment. Ils sortiront de là tous malades », dit-il, résolu.
Notons que la Côte d’Ivoire compte à ce jour 11 cimenteries toutes installées dans le Grand Abidjan dont trois dans le Port, à Treichville.
F.EHOUMAN
Prof. Bernard OsseyYapo (Dg du Ciapol) : ‘’Il est possible qu’on arrive à la délocalisation de ces cimenteries’’
Le ministère de l’Environnement, du Développement durable et de la Transition écologique est informé de la situation environnementale à Treichville ainsi que de son évolution. Le Centre ivoirien antipollution (Ciapol) qui est le bras opérationnel de ce département sur ce dossier, dit travailler ardemment à trouver une solution durable. S’il a le pouvoir de faire stopper l’activité de ces cimenteries mises à l’index ou même de les délocaliser de la zone portuaire, le Ciapol dit avoir plutôt opté pour le moment pour un suivi renforcé de leurs activités et la sensibilisation aux bonnes pratiques.
« Nous constatons que la cohabitation entre les cimenteries et les riverains est problématique bien que certaines cimenteries y soient installées depuis 1958. Les actions que le Ciapol et je dirai le ministère de l’Environnement du Développement durable et de la Transition écologique mènent, portent sur le suivi des activités des cimenteries pour informer le gouvernement sur l’urgence de la gestion de la pollution par les cimenteries (…) Mais il est possible que nous arrivions à la délocalisation de ces cimenteries », prévient Prof Bernard OsseyYapo, directeur général du Ciapol.
Et de préciser : « le Ciapol organise régulièrement des inspections pour le contrôle des activités des cimenteries assorties de rapports avec des recommandations. Nos actions ont permis à ces cimenteries et à l’opérateur en charge de leur ravitaillement en matières premières de faire des investissements pour améliorer leurs méthodes de travail et réduire les envolées de poussière. Nous avons aussi interpellé les autorités de la zone portuaire pour la réhabilitation de la voirie à l’intérieur du port. Des réflexions sont en cours et des solutions seront apportées pour soulager les populations ».
L’aveu d’impuissance de la maire
Du côté de la mairie de Treichville, c’est plutôt un aveu d’impuissance qui est exprimé.« Nous sommes bien conscients de la situation environnementale qui se dégrade, mais la mairie ne peut rien faire d’autre que d’interpeler. Interpeler les entreprises indexées et le gouvernement. Ce que nous souhaitons aujourd’hui pour mettre fin à ce problème et préserver la santé de nos populations, c’est une délocalisation pure et simple de ces cimenteries vers des zones reculées, non habitées. Et c’est seulement le gouvernement qui peut prendre une telle décision », explique, impuissant, Lopez Djidji, secrétaire général adjoint de la mairie de Treichville.
En ce 21e siècle où la science et les connaissances sur les sujets environnementaux ont connu une grande évolution, qu’est-ce qui peut donc expliquer l’installation d’usines de production de ciment au cœur d’une zone à forte densité de populations ? Comment ont-elles pu avoir les autorisations pour s’installer ? La mairie de Treichville décline toute responsabilité. « Leur agrément et leur installation a été l’affaire du gouvernement. Cela ne dépendait pas de nous . Nous n’avons donc aucun pouvoir sur ces industriels et c’est la raison pour laquelle nous ne pouvons mener aucune action répressive », se désole Lopez Djidji.
Si un comité tripartite comprenant la mairie de Treichville, le ministère en charge de l’Environnement et les cimenteries concernées a été mis en place pour veiller au respect des normes environnementales par ces unités industrielles, la situation continue d’aller de mal en pis. Toutefois, face aux conséquences sociales de cette crise environnementale, Lopez Djidji assure que les services sociaux de la mairie sont actifs.
« Quand il y a des malades dont le mal est dû à la pollution, notre service social est actif et leur donne des prises en charge sanitaires pour faire des examens et se soigner. Quant aux personnes qui se sentent obligées de déménager, nous n’avons pas encore reçu de demande d’aide dans ce sens. Mais si elles se rapprochent de nos services, elles seront prises en charge et ça fera une documentation supplémentaire pour argumenter notre souhait de faire partir d’ici ces cimenteries », assure-t-il.
F. EHOUMAN