Au bloc des tours des 220-Logements, on attend un geste providentiel !
La problématique du logement à Abidjan ne se résume pas à la difficulté à trouver une maison. Quand on réussit à en avoir une, parfois c’est le défaut d’équipements qui cause le calvaire. Reportage.
Anthony Bléoué arrive à l’immeuble un peu essoufflé. Il vient de parcourir 400 mètres à pied sous ce soleil de plomb qui surchauffe Abidjan en ce huitième jour de l’année. Il vient rendre visite à son camarade qui réside au 7e étage. Au rez-de-chaussée du bâtiment, où nous sommes depuis une demi-heure, il y a de l’ombre et un petit vent frais qui s’échappe, comme la tramontane soufflant depuis les reliefs pyrénéens. Comme par hasard, l’immeuble s’appelle Tramontane. C’est l’un des cinq grands bâtiments qui surplombent le quartier d’Adjamé-220 Logements. Anthony en profite pour respirer un grand coup et se permettre de fumer une clope. « Oufff », lâche-t-il, décontracté. Mais ce bien-être qu’il ressent va être de courte durée ; le jeune homme est de nouveau préoccupé. En effet, après avoir marché sous ce soleil accablant, inhalé les gaz d’échappement et subi les klaxons assourdissants des véhicules sur le chemin, un autre challenge non moins important l’attend : monter jusqu’au septième étage chez son ami. A pied. Une dizaine de minutes s’est écoulée, il a bien repris son souffle, il doit maintenant y aller. Mais il hésite. Et s’interroge : « est-ce que ça vaut vraiment la peine de monter ? » On sent qu’il a bien envie de monter voir son ami qu’il n’a pas vu depuis longtemps. Mais quand il imagine ce que ça impliquera de sa part comme effort physique, il se décourage et choisit d’appeler. A son grand dam. En fait, l’immeuble Tramontane a son ascenseur qui n’est plus fonctionnel depuis plusieurs années. « Je suis venu voir mon ami que j’ai perdu de vue depuis longtemps. Ma maison est à une douzaine de minutes de marche d’ici. Honnêtement, je ne pourrai pas monter toutes ces marches jusqu’à arriver chez lui. Finalement, je crois que je vais l’appeler », balance-t-il, un peu énervé. Ainsi, la visite se transformera en un simple coup de fil. A Tramontane, l’escalier est la seule option pour accéder aux différents appartements. C’est la même situation, comme nous avons pu le constater, dans les quatre autres tours du coin, ainsi que dans bien d’autres bâtiments à Abidjan qui sont censés avoir un ascenseur fonctionnel. Ce, conformément à la règlementation en Côte d’Ivoire en matière d’habitat qui stipule que tout bâtiment de plus de quatre étages doit avoir un ascenseur. Ici à Tramontane, nous apprend-on, cela fait 27 ans que l’ascenseur est HS (hors service Ndlr). « J’ai 25 ans cette année et c’est dans ce quartier que je suis née et ai grandi. Je n’ai jamais goûté à notre ascenseur, puisqu’à ma naissance, il ne fonctionnait plus déjà. Quand je finis les cours, je reste longtemps dehors faire tout ce que j’ai à faire avant de monter. Parce que une fois à la maison, je ne descends plus. Ce n’est vraiment pas facile. Vivement qu’on nous aide à régler ce problème ! », Appelle Erica Koffi, une étudiante qui réside dans l’immeuble d’à côté. « Je crois que c’est depuis 1992 qu’il s’est arrêté », renchérit brièvement un autre résident du même bâtiment qu’Erica. C’est dans la même période, ajoute-il, que les ascenseurs des quatre autres tours du bloc, à savoir Ouragan (12 étages), Sirocco (12 étages), Alizé (12 étages) et Harmattan (9 étages) ont commencé à être défaillants. Aujourd’hui, aucun de ces cinq immeubles, formant autrefois le fleuron d’Adjamé 220 Logements, n’a d’ascenseur qui fonctionne. Précisons qu’elles ont été construites en 1972 et appartenaient auparavant à la Société ivoirienne de construction et de gestion immobilière (Sicogi).
Le cri du cœur des séniors
Les visiteurs et les résidents de ces tours n’ont donc d’autre choix que de prendre l’escalier. Une situation pénible dont il est très difficile de s’accommoder. C’est encore plus difficile pour les personnes âgées qui, parait-il, sont nombreuses dans ces immeubles. Oulah Yao fait partie de ces séniors qui vivent difficilement cette situation. Rentrant des courses, les bras chargés de bagages, ce sexagénaire arrive à l’entrée de Tramontane, quelques minutes après Anthony. Il était midi. Lui, contrairement à notre ami qui a fui le combat avant même qu’il ne commence, doit affronter l’escalier. Et son appartement est au 5e étage. Après s’être épongé le visage et respiré un bon coup, l’homme âgé s’engage à pas pesants sur ce parcours du combattant. Il n’a pas trouvé d’inconvénient à ce que nous l’accompagnions jusqu’à son appartement où il nous reçoit. En montant, il profite pour nous faire apprécier l’état de dégradation de l’ascenseur, mais aussi la vétusté des équipements du bâtiment. Commençons par les marches de l’escalier. Disons qu’elles sont très usées laissant apparaitre à certains endroits le fer à béton. La peinture à l’intérieur des bâtiments est complètement défraichie et les câbles de l’éclairage de l’escalier pendent çà et là. Subitement, Oulah Yao attire notre attention : « regardez le vide-ordures, il ne marche plus », nousindique-t-il, en ouvrant une sorte d’armoire métallique dissimulée dans le dos de la cage d’escalier. Aussitôt ouverte, une forte odeur de bestiole ressort de ce dispositif et s’empare très vite du coin. Il n’a pas été ouvert depuis très longtemps. A l’intérieur, ce n’est pas non plus agréable à regarder. En fait, le vide-ordures est devenu l’antre des rats et des cafards.« C’est par ce réseau de collecte que l’on vidait directement les ordures quel que soit l’étage », commente-t-il. « Ici, tout était vitrifié (…) Et là, le carrelage était si beau. Les escaliers étaient dotés d’un système d’éclairage minuté avec détection de mouvements et l’on respirait un air de sécurité, de propreté et de bon vivre dans tout l’immeuble », raconte-t-il, nostalgique, avant de s’attaquer enfin à l’ascenseur.En effet, les portes de ce dispositif sont rouillées et fermées à tous les niveaux de l’immeuble depuis qu’il ne fonctionne plus. Au rez-de-chaussée, un gros réfrigérateur gâté est déposé devant la porte fermée de l’ascenseur. Ce qui ne permet pas de voir l’état de la cabine, des câbles et de la trémie. Mais à en croire notre guide, il n’y a plus rien de récupérable. « Comme vous l’avez remarqué, tout est foutu ici. Et c’est très difficile pour les gens de notre âge de monter les marches tous les jours. Vous savez, j’habite l’immeuble depuis 1987. A l’époque, tout marchait bien au niveau des équipements, y compris l’ascenseur. Mais quelques années après mon arrivée, tout a chamboulé. Depuis, on est obligé de prendre l’escalier, puisqu’on n’a pas les moyens de le réparer. Même si ça peut constituer du sport pour certains (rires)… vous convenez avec moi qu’on ne peut s’accommoder à la souffrane. Notre plus grande prière, c’est qu’une bonne volonté nous vienne en aide », espère-t-il. Mais Oulah Yao est encore plus sensible à l’inconfort que cette situation cause à sa voisine qui habite à six étages au-dessus de lui. « Au 11e, il y a une dame pratiquement du même âge que moi qui ne descend plus de chez elle. Elle ne peut pas se le permettre, parce qu’elle ne se porte pas très bien. Alors que c’est important de sortir marcher un peu de temps en temps. Lorsqu’elle descend, c’est juste pour aller à l’hôpital et rentrer chez elle », raconte-il. A la tour Alizé, au rez-de-chaussée, c’est un contre-plaqué très épais qui renforce la porte verrouillée de l’ascenseur. L’idée, selon un habitant de l’immeuble, c’est d’éviter des accidents, puisque « les enfants aiment jouer là tous les jours ». Il y a de cela des années, selon lui, un enfant aurait perdu la vie dans la trémie de l’ascenseur.
Pour une facture non réglée
Comme l’a clairement dit Oulah Yao, les résidents de Tramontane n’espèrent plus qu’un clin d’œil de la providence pour régler le problème de leur ascenseur. Or, à en croire notre interlocuteur, ils ont toujours été organisés dans l’immeuble. Celui-ci compte 38 appartements. M. Yao précise même qu’il fut le secrétaire général du bureau du syndicat des copropriétaires à une époque. « Ici, nous avons le syndicat des copropriétaires dont j’ai été l’un des premiers secrétaires généraux et qui gère les affaires du bâtiment depuis que la Sicogi s’est retirée de la gestion. Ce, après que tous les appartements eurent été rachetés à la société. A ce moment, on avait le choix entre confier la gestion de l’immeuble à la Sicogi ou le gérer nous-mêmes. Et nous avons malheureusement choisi de le gérer nous-mêmes, comptant sur les ressources que nous génèrent la publicité sur le bâtiment et les cotisations mensuelles », explique Oulah Yao. Les résidents sont organisés, l’immeuble a des ressources, alors comment se fait-il qu’ils n’ont jusque-là pas trouvé de solution au problème de l’ascenseur ? D’abord, comment le problème est arrivé ? Ce ne fut pas une panne, comme on pourrait l’imaginer. Apparemment, tout est parti d’une facture non réglée. « Une fois, la facture de l’électricité de l’ascenseur a été très élevée. On n’a pas pu la payer et la Cie a enlevé le compteur. En ce moment, l’ascenseur n’avait aucun problème. En attendant donc de trouver la solution à la facture, l’appareil n’était plus utilisé. Et lorsque les ascenseurs des autres bâtiments avaient un quelconque problème, on permettait qu’on arrache des pièces au nôtre pour les dépanner. Et c’est ainsi que petit à petit on a fini par démanteler totalement notre ascenseur. Aujourd’hui, il n’est plus question de réparation, il faut le changer complètement. Et on nous parle d’environ 35 millions de F Cfa pour un ascenseur moderne. Nous n’avons pas cet argent », explique Théodore Blé, le syndic. Dans les autres tours, pour ce qui nous a été donné de constaté, la situation des ascenseurs est la même ; il faut les changer.« Les cotisations mensuelles et les ressources issues des publicités sur le bâtiment nous permettent de régler les charges d’éclairage et d’entretien sanitaire et de faire quelques bénéfices. Ici, il faut savoir qu’au moins 70% des résidents sont des retraités. On ne peut pas leur demander plus que les petites cotisations mensuelles qu’ils paient déjà un peu difficilement. On rêve tous de retrouver notre ascenseur. Nous nous en remettons à Dieu », ajoute-t-il. Les ressources de l’immeuble sont certes limitées, toutefois si la chance venait à sourire un jour aux résidents de Tramontane et qu’ils ont à nouveau un ascenseur, ils sont sûrs de pouvoir l’entretenir. « Nous avons tiré beaucoup d’enseignements de cette situation. Si nous avons un ascenseur aujourd’hui, on saura s’en occuper », précise Théodore Blé.
Ah ce bon vieux temps… !
De l’extérieur, on ne peut pas s’imaginer les commodités dont ont été dotées les cinq tours qui surplombent le quartier d’Adjamé-220 logements, construites au lendemain des indépendances. Système de fourniture de gaz à tous les résidents, eau chaude, vide-ordures, système d’éclairage minuté avec détection de mouvement, ascenseur… par exemple, sont, entre autres, les équipements qui ont été intégrés dans ces bâtisses et qui faisaient d’ailleurs la fierté de leurs résidents. Toutes choses qui, du reste, dénotaient à l’époque la volonté de l’État d’offrir aux citoyens un cadre de vie des plus agréables. Cela constituait aussi une des réalisations du miracle économique ivoirien entre 1960 et 1980. Rappelons que ces tours ont été réalisées par l’État en 1972 et étaient gérées par la Sicogi (Société ivoirienne de construction et de gestion immobilière Ndlr) qui faisaient une location-vente. C’est après que tous les maisons ont été rachetées par les particuliers que la Sicogi s’est retirée de la gestion conformément à la volonté commune des résidents. Aujourd’hui, du fait d’une mauvaise gestion des bâtiments, tous les équipements sont gâtés et les tours qui constituaient à l’époque le fleuron d’Adjamé, sont vues comme de simples vestiges d’une époque évanouie.
Les résidents supportent difficilement cette situation. Certains se souviennent de la belle époque où ils étaient perçus comme des princes. « A l’époque où tout fonctionnait bien, un ami qui venait me voir souvent me disait à chaque fois que je vivais dans une cour royale. En fait, tout était là pour qu’on puisse bien vivre. Des gens comme Laurent Dona Fologo, Danièle Boni Claverie, Feu Roger Fulgence Kassi ont vécu ici avec nous. Quand je me souviens de cette époque, j’ai presque les larmes aux yeux », raconte un homme âgé qui réside dans l’une des tours depuis au moins 40 ans.
FAUSTIN EHOUMAN