Il est en instance d’être élevé au rang de Trésor humain du patrimoine culturel national par l’Etat de Côte d’Ivoire. En janvier prochain, il aura 90 ans, un jubilé de granite qu’il veut célébrer avec un nouvel album, sans doute le dernier. Malgré la longévité musicale (depuis 1958), l’histoire de Mamadou Djaument (artiste chanteur et musicien) reste peu connue. Il nous la raconte dans cette interview exclusive.
A 89 ans, vous êtes présenté comme le doyen d’âge des chanteurs et musiciens ivoiriens reconnus, encore en activité. Malgré votre longévité dans le milieu musical, vous n’êtes pas assez connu. Pourquoi ?
Je ne saurais vous donner une réponse claire. Cela est dû peut-être au fait que ma carrière n’a pas été très éclatante.
Pouvez-vous nous raconter votre parcours dans la musique ?
Je suis né le 3 janvier 1935, à Duékoué. Mais, mes parents sont yacouba de Man. Mon père, Bi Sogbideu, était un chansonnier réputé à son époque, mais ce n’est pas lui qui m’a initié au chant puisqu’il a été rappelé à Dieu assez tôt. Je suis un autodidacte. C’est étant enfant que j’ai découvert mon talent vocal. Quand je chantais, il arrivait des fois que des insectes et quelques petits reptiles venaient m’entourer pour m’écouter. Mais c’est à partir de 1958 que j’ai commencé à chanter véritablement, à faire de la musique mon activité. J’avais, entre temps, été admis au concours de la gendarmerie, mais je n’ai fait que 11 mois dans la formation avant d’être renvoyé parce que je n’étais pas assidu. A cause de la musique, j’étais tout le temps parti.
Un chanteur, en particulier, vous a-t-il inspiré dans vos débuts ?
Je suis de la génération artistique des Lougah François et Dapley Stone. Mais, je suis un peu plus âgé qu’eux. Mes devanciers étaient, entre autres, Amédée Pierre et Mamadou Doumbia. Ce sont eux que j’écoutais pour apprendre à faire la musique. A l’époque, tous étaient unanimes sur le fait que j’avais la plus belle voix des chanteurs de ma génération. Tout le monde me reconnaissait le titre du meilleur chanteur. J’étais en train de monter en flèche lorsque j’ai malheureusement été frappé par un Avc qui a paralysé tout mon côté droit. J’en ai souffert pendant plus de 10 ans. Sinon, j’aurais eu un grand succès dans la musique.
C’est là votre plus grand regret ?
Oui. C’est d’ailleurs pour cela que j’exprime beaucoup ma souffrance à Dieu dans mes chansons. J’ai aimé la musique de tout mon cœur, de tout mon être. J’aime ça plus que tout. J’ai composé plus de 300 chansons. Et, malgré l’âge que j’ai, je continue de composer. C’est l’héritage que je vais laisser à mon fils, Benson.
Justement, ‘’Nonmimbasseur’’, l’une de vos chansons les plus appréciées, a été reprise récemment par votre fils Benson Djaument en featuring avec le rappeur Joochar. Et cela a fait le buzz sur les réseaux sociaux. Qu’est-ce que cela fait vous fait de voir un tel engouement autour de cette chanson ?
C’est un sentiment de joie que je ressens. Il n’y a rien qui fait plus plaisir à un artiste que voir son œuvre interprétée par tout le monde. Cette chanson dont le titre signifie ‘’heureux les riches’’, je l’ai composée quand j’étais presque vieux. Il y a un peu plus de 15 ans en arrière. J’étais prêt à mettre les clés sous le paillasson quand j’airemarqué que Benson, mon dernier garçon, grandissait avec de grandes qualités vocales. Il avait 14 ans. J’ai donc décidé d’enregistrer ce titre avec lui. Et donc, la voix d’enfant que vous entendez sur cette chanson est celle de mon fils. Il a vraiment assuré et je l’en ai félicité.
De quoi parlez-vous dans cette composition musicale ?
J’ai chanté ‘’Nonmimbasseur’’ en yacouba, ma langue maternelle. Je parle du riche qui a beaucoup plus de chance dans la société et domine toujours le pauvre. Tout ce que le riche fait lui réussit, contrairement au pauvre qui, même quand il plante sur une terre arable, ne récolte pas toujours les fruits escomptés.
On dira que c’est la complainte de l’homme indigent devant l’inégalité des chances dans la société…
C’est exactement cela. C’est aussi une prière que j’adresse à Dieu pour qu’il regarde la situation des pauvres, ceux qui se lamentent. Enfin, c’est un chant d’espoir pour tous ceux qui ont besoin du secours du Ciel dans les épreuves qu’ils traversent.
Ce sont vos difficultés que vous chantez ?
Oui. Ma vie a été émaillée d’épreuves. C’est pourquoi je me suis donné l’autre surnom ‘’Massanva’’, qui signifie « j’ai trop souffert ». Ma carrière a été impactée par la maladie, ensuite j’ai subi de plein fouet la crise militaro politique que notre pays a connu entre 2002 et 2011 puisque Man où je vivais fut une zone assiégée. En composant ce chant, c’était une manière d’extérioriser ma souffrance. Cela dit, dans mes autres chansons, j’aborde d’autres thèmes tels que l’amour, la haine, l’éducation, l’injustice sociale et tout ce qui se passe de bien comme de mal dans le monde.
De toute votre longue carrière, vous n’avez produit qu’un seul album.Etonnant quand même…
Au moment où j’étais bien lancé dans ma carrière, j’ai eu une longue maladie comme je viens de l’expliquer, qui m’a sérieusement affecté. Ce qui a fait que je n’ai pas pu exploiter tout mon potentiel. C’est en 1979 que j’ai pu sortir un album de six titres, à Lagos, au Nigéria.Sinon, la plupart de mes 300 chansons sont enregistrées au Burida et à la Sasem. La majorité de mes compositions sont en yacouba, mais il y en a en guéré, en dioula, en français, etc.
Avez-vous tiré profit de l’album ?
J’ai eu en tout et pour tout 3,5 millions de F Cfa dans cette œuvre, alors qu’elle a engrangée jusqu’à 35 millions de F Cfa. Mon producteur s’est bien sucré sur mon dos. Avec le peu d’argent qu’il m’a donné, j’ai monté un petit commerce à Man, mais des braqueurs m’ont rendu visite une nuit et je suis retombé à zéro.
De quoi vivez-vous aujourd’hui ?
Après l’épisode du braquage, ma vie financière et sociale a basculé. Ma vie amoureuse aussi a été impactée. Ensuite, la maladie est passée par là. J’ai dû aller me chercher à un moment donné à Daloa où j’ai travaillé comme agent collecteur des impôts, mais ce n’était pas ma vocation. Je suis donc revenu à Man où j’ai repris la pérégrination dans les petites localités. Je chantais dans les rues et j’allais de village en village pour de petites prestations.Les gens qui étaient touchés par ma musique me donnaient quelques pièces d’argent. Je subsistais grâce à cela, à Logoualé, dans le département de Man. Les élus et cadres de la région me soutenaient de temps en temps. Mais depuis quelque temps, un cadre de ma région, DaguiMabéa, qui est le sous-préfet de Lopou, une localité de Dabou, a pris sur lui de s’occuper de moi et mon fils.
Et donc vous êtes désormais établi ici à Dabou chez lui ?
Oui, mon fils et moi vivons ici à Dabou chez lui depuis maintenant deux ans. Bien qu’il ne soit pas mon parent direct, il a eu pitié de nous et nous a sortis de cette misère qu’on vivait àLogoualépour nous mettre au beurre et au froment. En plus de nous prendre entièrement en charge, il a décidé de me réhabilitermoralement et musicalement en produisant pour moi un album que je prépare avec mon fils. Cet homme est un ange. Et c’est Dieu seul qui pourra le remercier pour le bien qu’il me fait.
Combien de titres comporte cet album et qui fait l’arrangement ?
L’album comporte 18 titres. Il est arrangé par David Tayorault. Il est presque prêt. Le projet fait 10 millions de F Cfa. Mon tuteur a déjà fait beaucoup et continue de m’épauler dans la réalisation de ce projet, mais il y a encore près de la moitié du financement à trouver. La ministre de la Culture et de la Francophonie, Françoise Remarck, avait promis, il y a quelques temps, nous aider à réaliser ce projet. J’espère qu’elle le fera. Je prie pour cela.
Que propose cet opus aux mélomanes ?
Pour cet album, j’ai sélectionné mes plus belles chansons que je n’ai jamais enregistrées. Ce sera pour dire au revoir à la scène musicale et passer le témoin officiellement à mon fils Benson. Il est la continuité de Mamadou Djaument, car je lui ai tout transmis. Et le talent qu’il a me rassure qu’il peut valablement poursuivre mon œuvre.
C’est donc lui qui exécute les chansons de cet album ?
Oui. Ce sont mes compositions, mais c’est lui qui les chante. Je veux le pousser jusqu’à ce qu’il réussisse de mon vivant. Comme moi, c’est un chanteur à voix. J’ai deux garçons sur les cinq enfants que j’ai eus. Benson est le seul qui a décidé de suivre son père dans son activité. Les autres préféré suivre leurs mères.
Vous êtes l’un des plus grands promoteurs de la culture Dan (yacouba). D’autres artistes beaucoup plus jeunes que vous, comme O’nel Mala et Roseline Layo s’illustrent dans la promotion de votre culture. Quel regard portez-vous sur l’œuvre de ces deux artistes ?
O’nel Mala est incomparable. Il ne force ni son talent ni ses cordes vocales. Il est firmament de son art. C’est ma plus grande fierté puisqu’il a été mon disciple. Roselyne Layo qui est un peu plus âgée que mon fils, a aussi suivi les pas d’O’nel et ça lui marche bien. Elle est aussi bourrée de talent et je suis fier d’elle également. C’est en regardant Roselyne que Benson a aussi décidé de faire de la musique. Il reçoit les encouragements de ses ainés et c’est sûr qu’il montera un jour lui aussi. Je suis heureux et fier d’avoir été le porte flambeau de notre culture comme le fut Dapley Stone et Droh Brahima et de voir que ce travail de promotion se poursuit avec ces jeunes artistes.
Ils sont nombreux les mélomanes qui trouvent les chansons en yacouba agréables. Certains disent même que cette langue est faite pour le chant. Partagez-vous cet avis ?
Le yacouba est effectivement une très belle langue pour chanter. C’est le lingala de la musique ivoirienne. Je dirais que c’est la voix zaïroise (rires).
Votre apport à la promotion de la culture dana-t-il été reconnu ?
En 2017, dans le cadre de la 1re édition du festival TonkpiNihidaley, qui est un festival de promotion de la culture dan, le président du Conseil régional du Tonkpi, MabriToikeusse, m’a distingué en qualité de Fierté Dan. C’était là une autre symbolique du passage de témoin à la jeune génération, puisque cette distinction a permis de fédérer autour de moi tous les autres artistes de la région. Les artistes qui n’ont pas de repère prospère difficilement. Comme on le dit chez nous, c’est sur la vieille natte qu’on s’assoit pour tisser la nouvelle.
Et sur le plan national ?
En juin 2023, la ministre de la Culture m’a fait un don de 500 000 F Cfa pour me soutenir. Elle avait aussi pris l’engagement de m’ériger au rang de Trésor humain du patrimoine culturel national. Le processus est en cours avec la direction de la culture de Man qui est ma région d’origine. C’était à cette même occasion qu’elle a promis de financer la production de mon album. Mais nous n’avons pas encore de suite parce que le chemin qui mène à son cabinet n’est pas souvent facile à emprunter.
Comment appréciez-vous l’évolution de la musique ivoirienne dans son ensemble ?
Contrairement à ce que beaucoup disent, je crois que la musique ivoirienne n’est pas en régression. C’est une musique riche. On fait un peu de tout. gbégbé, zouglou, coupé décalé, rap, et les musiques des autres peuples telles que le zouk et la rumba. La Côte d’Ivoire est la plaque tournante musicale africaine. Notre musique est inébranlable et incontournable.
Quel est votre plus grand souhait aujourd’hui ?
Déjà, je rends grâce à Dieu pour ma longévité. Mon souhait aujourd’hui est que j’aie toujours la force pour continuer de faire la musique afin de transmettre tout mon savoir à beaucoup d’autres jeunes.
Interview réalisée par FAUSTIN EHOUMAN